Chaque travailleur belge contribue mensuellement à un système de sécurité sociale qui, bien que fondamental, alloue une part considérable de ses ressources à une machine administrative obsolète, coûtant aux contribuables la somme stupéfiante de 1,385 milliard d’euros annuellement. Ce montant, officiellement répertorié par l’Inami comme les « frais de fonctionnement et de gestion des organismes assureurs » , finance des tâches de réception, de contrôle, de codage et de remboursement de factures. Or, ces opérations, qui mobilisent des milliers d’employés, peuvent aujourd’hui être exécutées par un simple algorithme en une fraction de seconde. Le paradoxe est saisissant : la société paie un prix exorbitant pour maintenir artificiellement en vie un système conçu en 1944, à une époque où l’informatique relevait de la science-fiction. Alors que les citoyens gèrent leurs finances, leurs impôts et leurs déplacements via des applications intuitives, le remboursement d’une consultation médicale reste prisonnier d’une complexité administrative anachronique, impliquant de multiples intermédiaires, des vignettes en papier et des délais d’attente inexplicables.
1. Le Constat d’un Anachronisme Coûteux et Inefficace
L’argument principal avancé pour justifier cet appareil administratif tentaculaire est la lutte contre la fraude, une mission dont les résultats peinent à convaincre. En 2023, les contrôles ont permis de détecter et de récupérer partiellement 8 millions d’euros de transactions frauduleuses. Si cet effort est louable, son coût est disproportionné : il a fallu dépenser 1,385 milliard d’euros pour y parvenir. Le calcul est simple et accablant : pour chaque euro récupéré, le système en a dépensé 173. Une telle performance serait inacceptable dans n’importe quel autre secteur. De plus, la perméabilité du système a été récemment mise en lumière par une enquête d’envergure dans le secteur des soins infirmiers à domicile, révélant des prestations fictives se chiffrant à plusieurs millions d’euros. Il est apparu que sept contrôles ciblés sur dix montraient une surfacturation, une anomalie que les coûteux médecins-contrôleurs et les procédures semi-numériques n’avaient pas identifiée. Une plateforme centralisée dotée d’une intelligence artificielle, s’appuyant sur l’apprentissage automatique, aurait pu signaler ces schémas suspects en quelques heures, à l’instar des méthodes employées avec succès par l’administration fiscale pour démanteler les carrousels de TVA.
Pourtant, des modèles alternatifs efficients existent et ont fait leurs preuves depuis une décennie. L’Estonie, par exemple, a opéré une transition numérique complète de son système de santé dès 2015. Grâce à la plateforme e-Health et au système d’échange de données X-Road, l’ensemble du processus est dématérialisé. Le patient s’identifie avec sa carte d’identité électronique (eID), le prestataire de soins encode la prestation numériquement, et le remboursement est déclenché de manière automatique et quasi instantanée. Ce modèle élimine les vignettes, les guichets physiques et les longs mois d’attente, tout en réduisant les frais administratifs à une infime fraction de ce qu’ils représentent en Belgique. D’autres pays, comme les Pays-Bas et la Suisse, ont également rationalisé leurs systèmes en se passant de la lourde couche intermédiaire que constituent les mutualités, générant des centaines de millions, voire un milliard d’euros d’économies chaque année. Ces exemples concrets démontrent qu’il est possible de moderniser la gestion des soins de santé sans pour autant sacrifier le principe fondamental de la solidarité, qui reste au cœur de ces systèmes réformés.
2. Une Solution Moderne en Cinq Étapes Clés
La transition vers un système plus efficient peut s’articuler autour d’une feuille de route claire, inspirée des meilleures pratiques européennes. La première étape, et la plus cruciale, consiste à réaffirmer que l’assurance maladie obligatoire demeure un pilier intouchable. La solidarité, principe fondateur de la sécurité sociale, doit être préservée dans son intégralité. Ensuite, il est impératif de généraliser autant que possible l’application de la règle du tiers payant. Dans ce schéma, le patient ne s’acquitte que du ticket modérateur directement auprès du prestataire de soins. La part remboursée par l’assurance est, quant à elle, versée directement par l’organisme assureur au professionnel de la santé, simplifiant drastiquement le processus pour le citoyen et évitant à ce dernier de devoir avancer des sommes parfois importantes. Pour les situations où le tiers payant n’est pas encore techniquement applicable, une troisième mesure s’impose : la mise en place d’un remboursement automatique. Le patient avancerait l’intégralité du montant, mais serait remboursé sur son compte bancaire dans un délai maximal de 48 heures, grâce à une liaison sécurisée via des outils d’identification numérique comme Itsme.
Les deux dernières étapes de cette réforme visent à optimiser les ressources humaines et technologiques. La lutte contre la fraude et la sélection des risques, actuellement dispersées entre les différentes mutualités, seraient confiées à un service public unique, indépendant et fortement numérisé. Cette entité s’appuierait sur l’intelligence artificielle et des modèles statistiques prédictifs pour identifier les anomalies, une approche que l’administration fiscale utilise avec succès depuis des années pour garantir l’équité fiscale. Enfin, une attention particulière serait portée au volet humain de cette transformation. Les dizaines de milliers d’employés administratifs des mutualités et de leurs unions nationales, dont le nombre est estimé entre 10 000 et 15 000, se verraient proposer un plan de reconversion progressif. Ils seraient formés et réorientés vers des métiers en forte demande dans le secteur de la santé, tels que les soins infirmiers à domicile, la prévention, le soutien aux aidants proches, la psychologie de première ligne ou encore le coaching santé. Cette réaffectation permettrait de transformer des postes administratifs en emplois qui ont un impact direct et positif sur la vie des patients, répondant ainsi à des besoins sociétaux urgents.
3. Les Freins Politiques à une Réforme Inévitable
La question qui se pose alors est simple : pourquoi une réforme si logique et bénéfique n’est-elle pas mise en œuvre ? La réponse se trouve moins dans la complexité technique que dans les structures politiques profondes du pays. Depuis près de 80 ans, les mutualités sont bien plus que de simples organismes assureurs ; elles représentent les derniers vestiges de la Belgique pilarisée. Ce système historique a forgé des liens étroits et indéfectibles entre chaque mutualité et une grande famille politique. La Mutualité chrétienne est ainsi historiquement liée au CD&V, Solidaris au PS et à Vooruit, tandis que la Mutualité libérale est associée à l’Open Vld et au MR. Cette imbrication se matérialise concrètement au sein des conseils d’administration et des unions nationales, où de nombreux mandats politiques sont attribués, une réalité documentée dans les rapports annuels et qui fait l’objet de questions parlementaires récurrentes depuis des décennies. Dans ce contexte, toute tentative de réforme en profondeur ne touche pas seulement à une organisation administrative, mais menace directement un écosystème où se mêlent l’emploi, le pouvoir et l’idéologie. C’est cet enchevêtrement d’intérêts qui paralyse toute initiative et maintient en place un statu quo coûteux.
Un Héritage qu’il Fallait Réformer d’Urgence
Le système de santé belge a continué de fonctionner sur des principes administratifs qui, bien que pertinents au lendemain de la guerre, étaient devenus un véritable anachronisme. La société avait évolué à une vitesse fulgurante, adoptant le numérique dans presque toutes les facettes de la vie quotidienne, de la déclaration fiscale en un clic à la commande d’un taxi par un simple glissement de doigt. Pourtant, pour une simple consultation médicale, le citoyen était encore confronté à une chaîne de six intermédiaires, une vignette en papier et un mois d’attente pour un remboursement. Cet immobilisme a représenté un gaspillage financier colossal et une occasion manquée de renforcer le système de soins. Les 1,4 milliard d’euros dépensés annuellement en frais de gestion auraient pu être réinvestis pour financer des ressources humaines essentielles, comme 20 000 infirmiers supplémentaires, et ainsi répondre à la pénurie de personnel soignant. La préservation de la solidarité passait inévitablement par une modernisation radicale. Il était devenu impératif de centraliser l’administration, de numériser l’intégralité des processus et de réaffecter le personnel des guichets vers le chevet des patients. La vache sacrée était devenue bien trop grasse, et un régime sévère s’imposait pour garantir la pérennité et l’efficacité du système pour les générations futures.
