La scène ressemble à une marée noire silencieuse : des flux entiers d’images, de textes, de musiques et de vidéos synthétiques déboulent chaque jour avec une facilité déconcertante, diluant la valeur des œuvres réelles et saturant l’attention jusqu’à l’épuisement cognitif. La fabrication assistée par IA a réduit le coût marginal du contenu à presque rien et a abaissé les frictions à un niveau où la quantité prime naturellement sur la qualité. Dans ce contexte, la viralité récompense l’absurde, la copie et l’approximation, pendant que les recommandations automatisées substituent un goût statistique aux choix éclairés. Le résultat est une « bouillie » qui confond information et divertissement, imitation et création, et met à l’épreuve la confiance collective. Les signaux d’alerte se multiplient, de la musique de « groupes » inexistants aux vidéos générées à la chaîne, alors que l’année en cours a déjà hissé neuf chaînes entièrement synthétiques parmi les croissances les plus rapides sur YouTube.
ce qui a changé dans la fabrique du contenu
friction nulle, volumes infinis
La logique industrielle des contenus générés par IA autorise une inflation sans précédent : un cliqueur habile, un modèle à la mode, une poignée de mots clés, et surgissent des images surréalistes — un Jésus aux crevettes ou une fillette en bateau serrant un chiot — calibrées pour capter un instant de curiosité. Des matchs de football de zombies, des séries prétendues « pour chats » , des morceaux attribués à des entités introuvables comme The Velvet Sundown sur Spotify, tout cela prospère car produire coûte presque rien, publier est instantané, et monétiser reste tentant. L’écosystème publicitaire, optimisé pour l’inventaire, se contente d’impressions et de secondes de visionnage, sans juger de la valeur artistique ni de la véracité. La barrière d’entrée tombée, l’inondation est devenue un modèle d’affaires.
Ce basculement n’a pas seulement changé le volume, il a muté la texture même du web : des milliers de déclinaisons d’un même « thème » occupent les mêmes requêtes, encombrent les fils, saturent les recherches. La redondance algorithmique, amplifiée par des moteurs friands de fraîcheur, pousse des clones qui se répondent et s’agglutinent, comme une mousse qui étouffe la surface. Sur YouTube, neuf des cent chaînes à la croissance la plus vive en 2025 publient déjà des vidéos générées de bout en bout, preuve que la courbe d’apprentissage du public se confond avec la courbe de production des modèles. L’offre déborde au point de raréfier l’attention disponible, et le tri demande désormais un effort actif, un temps que beaucoup n’ont pas ou ne veulent plus investir.
algorithmes et économie de l’attention
Les algorithmes de recommandation, conçus pour maximiser clics et rétention, accordent la même faveur aux objets synthétiques qu’aux œuvres humaines, tant qu’ils « fonctionnent » . Cette neutralité d’ingénierie produit un biais de fait : l’avantage revient à ce qui exploite le mieux les signaux faibles — couleurs vives, titres ambigus, boucles courtes — et non à ce qui informe ou émeut durablement. Ainsi, le fil d’actualité se fait aléatoirum, et la pertinence contextuelle cède aux micro-récompenses qui jalonnent la navigation. L’économie de l’attention en sort polarisée, avec des poches de contenus ultra-optimisés qui siphonnent l’audience.
Cette dynamique affecte directement la découvrabilité des journalistes, photographes et artistes dont la production, plus lente et plus exigeante, peine à rivaliser avec la cadence des générateurs. À force d’être noyés, les signaux de qualité perdent leur prime de confiance. Les lecteurs et spectateurs, confrontés à des styles mimétiques, voient leur repère s’éroder : une chronique peut ressembler à un résumé automatique, une image à un collage statistique, un riff à un pastiche. En retour, les créateurs subissent une pression à « optimiser » leur propre travail selon les métriques de plateforme, accentuant le cercle vicieux où la forme dicte le fond.
risques, garde-fous et responsabilités
entre désinformation et brouillage des repères
L’onde de choc ne touche pas que le divertissement. Dans l’information, la tentation d’automatiser l’écriture d’articles, d’entrées encyclopédiques ou de billets de blog a déjà produit des textes truffés d’erreurs factuelles, de plagiats discrets et d’incohérences de sources. Face à l’afflux de manuscrits manifestement générés, des revues comme Clarkesworld ont suspendu les soumissions, signe d’un filet de contrôle débordé. Pendant l’ouragan Helene, de fausses images d’enfants victimes ont circulé à grande vitesse, exploitant la vulnérabilité émotionnelle du moment et démontrant la facilité à manipuler l’émotion publique au moyen de visuels plausibles.
Au-delà du factuel, la dilution de repères s’étend aux perceptions sociales : un faux manifeste, une vidéo montée de toutes pièces, une citation synthétique mais crédible suffisent à déplacer une opinion quand le partage précède la vérification. La vitesse de propagation confère une prime de réalité aux premières impressions, et le correctif arrive trop tard pour colmater l’effet d’ancrage. Ce brouillage diffuse un scepticisme généralisé : tout pourrait être faux, donc rien n’oblige à changer d’avis. Cette fatigue critique dessert autant les causes légitimes que la recherche de vérité, et installe une forme de relativisme où l’expertise se confond avec le volume de diffusion.
pistes d’action, techniques et culturelles
Des réponses émergent, mais aucune n’est magique. Les notes communautaires, l’étiquetage des contenus générés, les filigranes cryptographiques ou les métadonnées de provenance peuvent former un socle, surtout si leur adoption est interopérable et rendue visible au grand public. Les plateformes, en ajustant leurs objectifs — par exemple en valorisant la fiabilité des sources, la diversité des signaux et le temps de lecture attentive —, peuvent infléchir la courbe. Les médias, en exposant leurs méthodes, en liant leurs sources et en ouvrant leurs jeux de données, regagnent une partie de la confiance perdue. La régulation, enfin, peut imposer la transparence minimale et sanctionner la tromperie délibérée.
Cependant, le cœur du problème demeure social : apprendre à ralentir, contextualiser, recouper. L’éducation à l’image et à la source, dès l’école et tout au long de la vie, a offert des garde-fous plus robustes que tout filtre automatisé. Sur le plan individuel, adopter des routines simples — chercher l’origine d’une photo, lire au-delà du titre, comparer deux récits — a réduit l’empreinte de la « bouillie » sur le jugement. Sur le plan collectif, la création a retrouvé souffle là où des communautés ont choisi des espaces de publication exigeants, des tempos éditoriaux maîtrisés et une modération qui explicite ses critères. Ainsi s’était dessiné un web où la vitesse n’avait plus été l’unique valeur, et où la responsabilité avait précédé l’optimisation.
